Badje, le Délégué général aux droits de l’enfant et la Ligue des familles envoient une lettre ouverte aux parlementaires de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Madame la Députée, Monsieur le Député,
Ce 20 février, vous aurez à vous prononcer sur le « Décret visant à renforcer la qualité et l’accessibilité de l’accueil de la petite enfance en Communauté française ».
Ce texte, attendu de longue date, vous est présenté comme le point de départ d’une réforme des milieux d’accueil de la petite enfance en Communauté française. Mais l’enjeu est bien plus grand que cela!
La politique d’accueil de la petite enfance, dont le cadre légal et réglementaire n’a plus fondamentalement été revu depuis plus de vingt ans, mérite et nécessite une réforme ambitieuse, à la hauteur des enjeux sociétaux majeurs de ce secteur. Pourquoi? Parce que les 1000 premiers jours de la vie d’un enfant, sa petite enfance, sont la période-clé pour donner les meilleures chances de développement et de réussite à l’adulte qu’il va devenir : acquisition du langage; équilibre physique et psychologique; développement social, cognitif et émotionnel, … Les bases qui sont jetées au début de l’existence conditionnent aussi, dans une large mesure, la scolarité de l’enfant, sa vie sociale et professionnelle, sa santé, son bien-être physique et mental. Les premières années sont les plus formatrices de la vie d’un enfant. Elles constituent le socle de son développement et l’esquisse des schémas qu’il adoptera tout au long de son parcours d’adulte. La qualité de l’environnement du jeune enfant et des interactions avec son entourage jouent donc un rôle décisif sur son développement. Plusieurs études longitudinales (1) démontrent que fréquenter un milieu d’accueil durant l’âge préscolaire constitue un avantage considérable dont les effets positifs sont encore observables dans l’enseignement secondaire.
Aujourd’hui, pourtant, les chiffres de la pauvreté infantile sont alarmants. Rien qu’à Bruxelles, le taux de risque de pauvreté des 0-15 ans est estimé à 41,7 % (2). La Wallonie affiche elle aussi des taux de pauvreté infantile particulièrement inquiétants selon les endroits. L’approche de cette réalité par l’indicateur de déprivation présentée par la Fondation Roi Baudouin en décembre dernier, révèle sans fard la cruauté vécue quotidiennement par près de la moitié des enfants à Bruxelles. Beaucoup trop d’enfants à l’échelle de la Fédération Wallonie-Bruxelles où la situation s’est malheureusement dégradée depuis la publication, il y a dix ans déjà, du rapport du Délégué général sur les conséquences et incidences de la pauvreté sur les enfants et les familles en Communauté française. Le Délégué général qui a pour coutume de dire qu’il n’y a pas pire fossoyeur des droits des enfants que la pauvreté dans notre pays.
Dans ce contexte, l’éducation et l’accueil de la petite enfance de haute qualité apparaissent comme des leviers fondamentaux pour lutter efficacement contre la pauvreté et ses effets sur le développement des jeunes enfants. Il convient de tout mettre en œuvre pour développer au mieux l’énorme potentiel positif de chaque enfant et lutter contre l’installation précoce des inégalités dans notre Communauté. Le Comité des droits de l’enfant de Genève, rappelait dans ses recommandations publiées il y a quelque jours à peine, ses inquiétudes quant à la précarité vécue par les enfants dans notre pays, avec de grandes inégalités selon les régions. Le Comité appelait la Belgique à accorder une attention urgente aux enfants « vulnérables » sur son territoire. La petite enfance est, par définition, une étape de la vie marquée par sa vulnérabilité particulière, on peut même la qualifier de critique en ce qui concerne les droits de l’enfant.
Le décret qui sera examiné ce 20 février est le premier jalon d’une réforme qui s’avère indispensable et urgente. Bien qu’il constitue un pas dans la bonne direction, nous regrettons que le texte qui vous est présenté ne soit pas à la hauteur de l’enjeu. Il nous apparaît comme une coquille vide dont le sens dépendra de ses arrêtés d’application. Au stade actuel, le décret ne définit pas la vision ambitieuse pour la petite enfance qu’on est en droit d’attendre de lui. Les grandes orientations de la réforme et un horizon tracé pour dix ans pour le secteur mériteraient d’être débattus dans votre hémicycle. Le sujet, s’il ne semble laisser personne indifférent, ne mobilise pas non plus l’énergie politique qu’on peut espérer considérant l’enjeu majeur qu’il représente. Sans parler du retour sur investissement formidable que l’on peut attendre pour la Fédération Wallonie-Bruxelles puisque toutes les études sérieuses sur le sujet montrent qu’un Euro investi dans la petite enfance rapporte entre trois et sept Euros à moyen et long termes.
Voter un décret sur l’accueil de la petite enfance est l’occasion d’inscrire dans ce texte fondateur les préoccupations majeures sous-jacentes que constituent la pauvreté infantile, la pénurie de places d’accueil, le manque d’accès… C’est aussi, pour le législateur, le moment de définir les orientations générales d’une réforme visant à relever ces défis, en assurant un accueil accessible et de haute qualité permettant d’obtenir le meilleur effet positif dans la lutte contre les inégalités. En ce sens, on ne peut que regretter que le décret ne détaille pas les ambitions sociales, de santé, éducatives, de prévention primaire, intégratives, émancipatrices, de conciliation entre la vie familiale, professionnelle et sociale. On s’étonne aussi qu’il ne fasse pas référence à la Convention internationale des droits de l’enfant qui fête pourtant l’anniversaire symbolique de ses trente ans en 2019.
Deux autres regrets sont à mentionner : l’absence de perspectives budgétaires claires et de calendrier pour une réforme dont l’urgence ne fait pas l’ombre d’un doute. Une politique ambitieuse d’accueil de la petite enfance nécessiterait une refinancement de ce secteur à hauteur de 350 millions d’Euros. Un montant qui peut, certes, paraître conséquent, mais qui l’est relativement peu au regard des dépenses allouées à d’autres secteurs et considérant qu’il s’agit d’un investissement parmi les plus rentables qui soit pour un Etat, comme nous le rappelions plus haut. A ce stade, l’engagement budgétaire du Gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles s’élève à 5,9 millions d’euros en 2019 et 5,9 millions supplémentaires en 2020, soit 3,3% de l’ambition… Nous sommes très loin du compte.
Pour terminer, une politique et une réforme ambitieuse de l’accueil de la petite enfance ne peut s’envisager sans pilotage et un dispositif d’évaluation rigoureux. Nous déplorons donc que l’évaluation embryonnaire qui figurait à l’article 5 de l’avant-projet de décret ait été supprimée plutôt qu’étoffée dans le projet de décret. En décembre dernier, les chercheurs Anne- Catherine Guio (Luxembourg Institute of Socio- Economic Research) et Frank Vandenbroucke (Université d’Amsterdam) présentaient une nouvelle étude relative à la pauvreté des enfants, commandée par la Fondation Roi Baudouin. Leurs conclusions démontrent qu’aucun acteur, aucun niveau de pouvoir n’arrivera à lutter seul contre ce fléau. La situation des enfants pauvres ne pourra s’améliorer significativement que par une approche globale et coordonnée, un “Master Plan”, qui mobilise tous les niveaux de pouvoir, qui combine les politiques sociales et fiscales, d’accueil de la petite enfance, d’emploi, de logement, de santé et d’enseignement.
Le texte qui sera voté ce 20 février est une première étape pour amorcer la réforme tant attendue de l’accueil de la petite enfance en Fédération Wallonie-Bruxelles. C’est la raison pour laquelle nous vous demandons, Madame la Députée, Monsieur le Député, de vous prononcer en faveur de ce décret. Mais l’adoption de ce texte ne peut pas être « mécanique ». Elle n’est qu’une étape vers des actes concrets. En vous adressant ce courrier, nous vous demandons instamment de prendre la mesure de l’importance de l’accueil de la petite enfance en Fédération Wallonie-Bruxelles. Ce n’est qu’à la façon dont le monde politique adressera l’urgence qui est liée à ce sujet, en le voyant tel qu’il est : le cœur d’une politique incontournable, essentielle et le levier incontestablement le plus efficace pour lutter contre les inégalités, que nous pourrons juger de l’engagement véritable de notre communauté à l’égard de ses enfants. Le vote de ce décret est l’occasion pour nous de vous demander de mettre cette politique au cœur de vos priorités de manière forte et volontaire.
(1) UNICEF, « La transition en cours dans la garde et l’éducation de l’enfant », Bilan Innocenti 8, Florence, UNICEF Innocenti Research Centre, 2008
(2) EU-SILC-DGSIE, relayé par la Fondation Roi Baudouin dans sa publication Zoom, juin 2013.
Contact :
Badje (Bruxelles Accueil et Développement pour la Jeunesse et l’Enfance) : Séverine Acerbis – 0476/285 226
Le Délégué général aux droits de l’enfant : David Lallemand – 0474/951 903
La Ligue des familles : Delphine Chabbert – 0478/770 595